29 mars 2024

« Qui a tué mon père » d’Édouard Louis à voir en tournée

Mise en scène : Stanislas Nordey

La rencontre d’un écrivain et d’un acteur-metteur en scène : un grand moment de théâtre !

(Chronique rédigée en avril 2019, à la suite d’une représentation au Théâtre de la Colline).

Édouard Louis, l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule, a écrit Qui a tué mon père pour le théâtre. C’est un monologue, forme particulièrement difficile au théâtre… et un monologue de 1h50… de quoi faire peur… Mais, d’emblée, ce jeune auteur maîtrise l’écriture théâtrale, cet art qui consiste à tordre la langue écrite en langue orale, qui semble être celle de tous les jours, mais ne l’est pas…

Édouard Louis pour ceux qui ne le connaissent pas, vient d’une famille d’ouvriers d’un village du Nord de la France, misère, chômage et le cortège qu’ils engendrent : machisme, racisme, homophobie. Son avenir était sombre, tracé d’avance, comme celui de son père avant lui, quitter l’école le plus vite possible et aller travailler à l’usine : son vrai nom était bien Eddy Bellegueule, il était différent, trop mignon, trop délicat, trop bon à l’école, vraiment pas comme les autres, la honte de la famille… Il fera des études, et brillantes même ! après une section théâtre au lycée. Il fuira son village, sa famille, assumera son homosexualité, son « intellectualité ».

Ce parcours, il l’a déjà raconté dans deux romans. Au théâtre, c’est une sorte de lettre au père, mais on est loin de Kafka… Père d’abord détesté, père qu’il refuse de voir pendant des années (en fait pas tant que cela, il a 27 ans…). Lorsqu’il décide de le revoir, il découvre un homme ravagé par la maladie, à à peine plus de cinquante ans, il est détruit par la violence du travail à l’usine, il ne peut quasiment plus marcher, ni respirer normalement. La haine du fils va se changer en révolte contre une société, une politique qui détruit l’homme pauvre, le méprise.

Pour incarner Édouard Louis : Stanislas Nordey, qui signe aussi la mise en scène. Coïncidence… Nordey, au même moment revoit son père, le cinéaste Jean-Pierre Mocky, lequel ne s’est jamais occupé de lui. La situation n’est pas la même, mais dans les deux cas, c’est une remise en question, un bouleversement, qui change non seulement le rapport père/fils, mais incite sans doute à repenser le monde. En tout cas, elle crée une connivence entre l’écrivain et le comédien et contribue à la réussite exceptionnelle de ce spectacle.

Photo © Jean-Louis Fernandez

Car il s’agit bien d’un spectacle exceptionnel ! Stanislas Nordey ne se contente pas de dire un monologue, ce qui pourrait s’apparenter à une lecture. Il y une véritable mise en scène. Assis d’abord face à une silhouette qui, on le suppose un temps, est son père. Je laisse au spectateur la surprise de découvrir, tout au long de la pièce une étonnante animation de la scène qui suscite d’ailleurs des interprétations diverses. Parfois, l’acteur arpente la scène, et cela correspond à une montée de la révolte en lui. Une autre fois, un rideau se baisse, l’acteur semble s’adresser directement aux spectateurs.

Des variations de ton, il y en aura plusieurs, tenant le spectateur perpétuellement en éveil, le poussant à s’interroger, à ressentir de l’émotion, par exemple, quand la voix se fait chuchotement (dans un micro) quand la haine s’est changée en amour pour le père. Et cet appel à la révolution, avec le nom des responsables politiques, ceux qui tuent par leurs lois les oubliés de notre société bien pensante, autrefois, on disait les prolétaires… encore avant, les Misérables. Il y a toujours eu des grandes voix pour leur donner la parole : La Bruyère, Hugo, Zola, pour ne citer qu’eux… Désormais, il faut y ajouter Édouard Louis…

Sans doute, certains spectateurs ont été choqués qu’on interpelle sur une scène de théâtre des hommes politiques par leur nom, ceux-là même qui ne sont pas choqués de voir des gens vivre avec moins de 1 000 € par mois, qui trouvent que le minimum vieillesse ou le RSA, ça coûte trop cher… Sans doute aussi peut-on se sentir gêné d’entendre ce discours dans un théâtre, à Paris où, forcément, le public est « bourgeois » même si c’est le théâtre de La Colline qui est plutôt dans la tradition de Jean Vilar, un théâtre pour le peuple, mais est-ce encore possible ?… En tout cas, ce soir-là, le public, enthousiaste, a ovationné Stanislas Nordey et Édouard Louis qui étaient venus saluer ensemble.

Le théâtre a affiché complet très vite, il a été difficile d’avoir des places, mais la troupe part en tournée. Courez le voir aux dates et lieux ci-dessous :

Denise M.

Pas d’état civil, ni dieu ni maître, je ne me définis que par mes passions. Pêle-mêle : Duras, Céline, Colette, Pascal et Simenon, Kundera, Modiano, Auster et Aswany et plein d’autres. Au cinéma Resnais d’abord, Tati, Fellini, Chabrol, Varda pour les vieux ; Ozon, Desplechin, Audiard, les Coen, Dolan, stop, c’est frustrant de ne pas pouvoir les citer tous. (Et les Argentins, les Japonais, les Coréens et… et…). À part ça, piéton de Paris, la seule ville où on peut vivre… et sinon me baguenauder à travers le monde, en Asie, en particulier, sans rien organiser…

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7 réflexions sur « « Qui a tué mon père » d’Édouard Louis à voir en tournée »

  1. A sa parution, d’une manière générale, on a trouvé décevant le 3ème livre d’Edouard Louis (qui a l’origine n’a pas été écrit pour la scène: ici, a a donc dû être adapté? ). Mais pour ma part, j’ai assez aimé cette écriture un peu blanche qui nuance le portrait du père à travers la dénonciation de tout ce qui l’a fait tel. Et j’ai aimé aussi qu’Edouard Louis s’efface enfin un peu derrière son sujet, et élargisse son propos…

    Et il est passionnant de savoir que c’est Stanislas Nordey, le metteur en scène, qui joue le rôle Edouard Louis, lui qui, en effet, a également toujours eu une relation d »amour/haine avec son célèbre père, qui vient de mourir.

    1. Pour ma part, je n’ai lu que son premier ouvrage (autofiction assez nombriliste et misérabiliste selon moi), « En finir avec Eddy Bellegueule » qui ne m’avait pas du tout convaincue – surtout dans sa forme : l’impression pénible qu’il se regarde (écrire, entre autres). La seule chose que j’avais aimé… c’est le titre.
      Néanmoins, ce texte-là vaut peut-être le coup d’œil : après avoir tant « craché » sur le père (et la famille en général) dans sa première œuvre, celui-ci mérite peut-être bien une petite réhabilitation… 😉

  2. Pour répondre a Claudine,effectivement,le livre n’ a pas été écrit pour la scène . Je n’ai pas lu le récit paru en 20018 et dans le feu de l’enthousiasme,ai affirmé un peu vite qu’ E. Louis l’avait écrit pour le théâtre… Écrit a la demande de Stanislas Nordey? Adapté par S. Nordey? ( ça varie suivant les sources..) En tout cas,c’est le fruit d’une étroite collaboration et un grand moment de théâtre..Et je vais dare-dare aller lire le livre…
    Et pour répondre à Céline…moi aussi,je n’ai lu que son premier livre…mais dans une démarche inverse. ..Le titre m’a fait craindre le pire,tous les ingrédients de la littérature people, : misère,violence, homosexualité,etc…j’ai pris le livre à la bibliothèque pour voir..bien décidée a l’abandonner au bout de 20 pages… Et je l’ai lu avec passion, scotchée par cette écriture incisive,sans fioritures, et j’ai eu l’impression de découvrir un véritable écrivain. Mais ça fait 4 ans déjà, et j’ai la mémoire qui flanche pour en dire plus….Et j’avoue que je n’ai pas eu très envie de lire » Histoire de la violence »,son deuxième livre, qui avait l’air vraiment un peu glauque..

    1. Les avis ont été assez disparates parmi les gens que je connais qui ont lu « Eddy Bellegueule » – des enthousiastes, des séduits-avec-des-réserves, des réfractaires…
      Peut-être faudrait-il que je le relise, avec un nouveau regard ?
      À l’époque, j’avais surtout été dérangée par le portrait très dur qu’il faisait de sa famille, peut-être influencée par la polémique de l’époque (la famille ayant été semble-t-il blessée par ce livre caricatural « règlement de comptes »), ainsi que par les « fantasmes » (dans mon souvenir ?) de viol ou d’agressions sexuelles, au-delà des agressions continuelles réelles.
      En plus d’une forme de « racisme de classe » que j’avais donc ressenti de façon diffuse (appuyé par le fait que l’auteur change de patronyme pour un nom vraiment vieille France de droite (hihi) : « Édouard Louis »), cet aspect sexuel m’avait lassée, plus que ne m’avait intriguée le mélange des styles (français classique / français parlé en italique) pourtant intéressant.
      Peut-être faudrait-il le lire en regard du fameux « Retour à Reims » de Didier Eribon (pas lu), comme un témoignage actuel d’une triste double réalité sociologique (sur l’homosexualité « chez les pauvres » et la reproduction sociale), mais au final, j’avais trouvé paradoxalement ce livre assez « bourgeois » dans sa « morale ».

  3. A propos du premier livre d’Edouard Louis, je fais aussi partie des « séduits avec des réserves », pour les mêmes raisons que Denise et Céline, mais avec plus d’indulgence, car j’y avais trouvé tout de suite les qualités d ‘écriture d’un véritable écrivain. Les invraisemblances, les excès mêmes du livre, ses exagérations manifestes, le côté « règlement de compte » avec sa famille, tout cela, qui me déplaisait aussi, m’avait semblé un péché de jeunesse (EL avait 21 ans à l’époque), d’ailleurs relativisé depuis par son troisième texte, celui dont nous parlons ici.

  4. Mais je voudrais rebondir sur son second livre : « Histoire de la violence », qui pour moi est son meilleur. A partir d’un évènement qui lui est réellement arrivé (son agression chez lui par un jeune garçon qui l’avait abordé dans la rue pour des prestations sexuelles, et après que celles-ci ont eu lieu), Edouard Louis propose une réflexion qui prolonge ses interrogations dans ce qu’elles ont de meilleur: dans quelle mesure, lui, ancien prolo mais désormais vrai bobo, est-il comptable aussi de la pauvreté matérielle de son partenaire, et de la violence (dont nous avons vu depuis les effets avec les Gilets jaunes) qui peut en découler ? Peut-on se contenter de les dénoncer sans s’impliquer soi-même? Les deux garçons sont-ils sur un même plan?… Je ne me souviens plus de tous les détails, mais j’avais trouvé ce livre très honnête, courageux même, et faisant montre d’une forme d’empathie envers son agresseur (qui a quand même failli le tuer) qui m’avait touchée.

  5. Vous m’intriguez… Je vais tout (re)lire avec l’œil plus indulgent de la quadragénaire posée (haha). Il est vrai que j’avais totalement oublié qu’il n’avait que 21 ans (!) lorsqu’il a rédigé « En finir avec Eddy Bellegueule »… En attendant, pour ceux qui le peuvent, la pièce est à voir !

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